En 2212, la
Singularité n’était plus qu’un fantasme de nerd à l’obsolescence surannée. Elle était arrivée, fidèle à la
Law of Accelerating Returns et était passée devant l’humanité bancable comme un MagLev devant les vaches locataires des vertical farms : les riches et puissants s’en contrefichaient. Oui, les IA sont partout et les mutants grouillent dans la fange ; depuis la Dom IA qui siphonne la cuvette des chiottes jusqu’aux SuperTurings qui brassent les devises et s’assurent que la Dette dirige la planète pour la pérennité du système monétaire ; depuis le technocrate génétiquement engineered jusqu’aux cobayes disgracieux courant les bas-fonds pour échapper à la prochaine rafle. L’exacerbation des inégalités connut sa propre loi d’exponentialité et fut la condition nécessaire et suffisante du financement du progrès technologique.
La luxure et le pouvoir mènent toujours le monde et nul triplement de circonvolutions grises n’est venu atrophier le bon vieux cerveau reptilien où reposent les fondements de l’hubris humaine. Le pouvoir est hédoniste et ostentatoire : il s’exprime dans la matière, s’incarne et se montre en reléguant le cybereldorado à la folle espèce de raté que sont les « immergés ». Sublimer le désir n’a jamais été pris à ce point au mot qu’au XXII
ème et XXIII
ème : son évaporation, sa dématérialisation dans la matrice. Les implantés et branchés de toute sorte restent marginaux ; qui a les moyens d’enhancer son cerveau en nanobiotechnologies les a aussi pour partager l’éthos de classe qui
méprise le transhumanisme.
Transhumaniste, biocybernétique, génétique chimérique, superintelligences quantiques, colonisation spatiale et jeux de pouvoirs.
2212. La dernière rafle avait eu lieu quatre ans auparavant et la prochaine se préparait déjà, selon le quinquennat de surveillance instauré par l’HMO, l'
Human Mutation Office. Ça n’est que la branche locale du GOARN, le
Global Outbreak Alert and Response Network, qui depuis deux cent ans, avait cessé d’être dirigé par ses cent-quatre-vingt-dix-sept Etats membres qui n’existaient plus, et passer aux mains d’une trentaine de conglomérats de firmes à dominance
biotechnologiques et
pharmaceutiques.Oh, bienvenue à
Kertapolis. Tout juste débarqué au spaceport ou clandestinement infiltré en Redzone depuis l’un des No Man’s Lands curieusement grouillant de vie ? Alors vous êtes dans la vallée de Sacramento et l'Ultrapolis dans laquelle vous mettez le pied s’étend depuis les anciens territoires de Californie jusqu'au Nevada. Comme tous les ultrapôles économiques de la planète, Kertapolis possède ses propre stations spatiales orbitées en point Lagrange LΩ et les élites sont en proie à une traumatisante déterritorialisation visionnaire, déchiré entre investissements off-earth et terrestres. La planète ne sera bientôt plus qu’une simple réserve à matières premières (et encore, sans compter les minerais extra-terrestres),
mais ce moment n’est pas encore arrivé. Tous ont leur pied et Siège à Terre et très nombreux sont ceux qui y finiront leurs jours, s'ils répugnent à la cryogénisation.
La matière première incontestablement inépuisable reste encore l’humanité. Du moins, l’
humanité de seconde zone. L’éthique et les déontologies sont plus malléables que jamais, bradées et marchandées, tout est alors permis. Le monde est en paix tant que la guerre ne gronde pas à la porte à coté, chacun de quoi dissuader les puissants lointains voisins :
virus génétiques sur populations ciblées ou sur génotype particulier, tout avait été fait, tout fut un succès. Aussi, ne faut-il pas s’étonner des accords de non-intervention dans les zones « en voie de stabilisation politique », passés entre les puissants de la planète : il faut bien qu’ils vendent leurs armes et leurs expertises quelque part, en attendant de commercer avec les extra-terrestres qui tardent à se manifester. C’est que le globe devient trop petit pour tout ce puissant monde et il ne faut dès lors pas s'étonner de voir les requins commencer à mutuellement se ronger l'aileron.
Avant que l’ultrapolis en arrive à son actuelle trichotomie, l’une des cinq puissantes firmes maitresses du territoire (aka le
Big Five), avait lancé des batteries de test en labo et en zone témoin. En captivité, sur des prisonniers auxquels fit présenté le choix entre le
servage domestique (service citoyen en langue de bois) et
inoculations mutagènes (Solidarité pour la Santé des Générations du Futur). Et en réserve naturelle, pour suivre les évolutions sur lesdites générations d’avenir à partir des cobayes originels. La réserve n’étant rien moins qu’une simple remise en liberté dans les ghettos urbains où évoluait la lie de la non-citoyenneté planétaire.
La MM,
Medic Militia était financée par les conglomérats pour réaliser les prélèvements sur les cobayes bagués d’un implant - qui ne pouvait se retirer sans entrainer le décès - et effectuer un traçage de la progéniture en liberté. Tout ne pouvait que dégénérer et leur échapper, aussi bien organisée et équipée qu’était la police génétique qui se vit renforcée par les agents entrainés des boites de sécurité privées, grassement financées et rapidement rachetées par les conglos. Il n’y a plus de MM, mais une Milice unie qui œuvre pour le bien du citoyen et le protège des criminels. Et qui réalise tous les cinq ans une plongée en redzone pour rafler et récupérer les fruits dégénérés des investissements premiers. Au XXIII
ème, la planète est plus
éco-logique que jamais : tout doit être recyclé.
Le capitalisme financier est mort, vive l’utra-utilitarisme.Rares sont pourtant les citoyens dignes de ce nom (la citoyenneté n'est pas un droit, elle se mérite et s'achète...) à s’aventurer dans les
RedZones des Ultrapolis et celle de Kertapolis, moins qu’aucune autre. La concentration de mutants parmi les rebuts de l’humanité y est anormalement élevée. La
Pantocracy, du haut de sa
Crystal Tower d’
Empowering Zone aseptisée, est une firme pharmaceutique spécialisée dans l’ingénierie génétique, issue d’un consortium gagnant qui fort de son succès, prolongea la collaboration et devint le monstre omnipotent de l'ultrapole. La firme fit de la ceinture extrême du territoire – la RedZone – un vivier de cobayes, son laboratoire à ciel ouvert et à moindre coût : le financement intégral de la Milice étant une dépense collatérale.
Certains riches citoyens issus de la
Middle Belt, la vaste conurb' commerciale et résidentielle qui regroupe l’ensemble des Kertaliens en règle et banquables, ont développé un fétiche pour l’inhumain et non contents du servage domestique que le BSCR,
Bureau du Service Citoyen pour la Réinsertion met à leur disposition, envoie des chasseurs particuliers trouver leur perle rare, là où le droit ne fait pas loi, au grand bonheur des plus aisés. Evidemment, les aristocrates et technocrates ne sont pas en reste – si l’oisiveté leur fût permise dans leur journées de
brainiacs à temps plein.
Le monde n’avait ainsi jamais vraiment changé : seule l’infortune du hasard d’une naissance décide du destin d’un homme. Et dans la lie des réprouvés, se soulève tous les cinq ans à l’occasion de la
Rafle, une violente vague de contestation que la Milice s’est toujours contentée d’écraser. Mais depuis lors que le visage de la cité s’est paré des traits d’un mutant politiquement anobli, les grondements de la fange parviennent jusqu’aux tours aseptisées en une clameur vibrante de rébellion : non-citoyens, humains et mutants confondus réclamant leur droit de cité.